Les Intellectuels Guinéens : Architectes des Systèmes Autoritaires

L'histoire politique de la Guinée dessine un récit profondément troublant où les intellectuels, loin d'être de simples observateurs neutres, sont devenus les principaux architectes des systèmes autoritaires. Cette trajectoire complexe révèle comment le savoir et l'influence intellectuelle peuvent être détournés de leur mission originelle pour devenir des instruments de légitimation du pouvoir.

Depuis son indépendance, la Guinée a traversé une succession de régimes marqués par une concentration croissante du pouvoir, une érosion systématique des institutions démocratiques et une répression politique quasi-permanente. Dans ce processus déstructurant, les intellectuels ont joué un rôle central et paradoxal : non pas comme contre-pouvoir critique, mais comme co-constructeurs actifs des dynamiques autoritaires.

Chaque période politique a vu l'émergence de mouvements intellectuels savamment orchestrés, destinés à légitimer et pérenniser les régimes en place. Ces mouvements ne sont pas de simples manifestations spontanées, mais des stratégies calculées où les élites intellectuelles utilisent leur capital culturel pour produire des narratifs légitimateurs, créer des justifications théoriques aux changements de régime, mobiliser l'opinion publique et neutraliser toute critique potentielle.

Le phénomène du « Coudeisme » sous Lansana Conté illustre parfaitement cette dynamique perverse. Des intellectuels ont activement promu l'idée d'une présidence à vie, transformant un président modeste en autocrate. Ils ont fourni le vernis idéologique nécessaire pour justifier ce glissement antidémocratique, utilisant des argumentaires sophistiqués pour défendre l'indéfendable.

De même, lors du coup d'État de Moussa Dadis Camara, le mouvement « Dadis ou la Mort » a mobilisé un soutien intellectuel remarquable. Ces penseurs ont présenté la prise de pouvoir militaire non comme une rupture constitutionnelle, mais comme une nécessité nationale, une intervention salvatrice. Leur rhétorique élaborée a permis de transformer un événement violent en acte prétendument légitime de refondation politique.

Avec Alpha Condé, le mouvement « Woalou Akha Akha Waliragnon » a poussé encore plus loin cette logique de manipulation. Une campagne intellectuelle sophistiquée a été orchestrée pour modifier la constitution et permettre un troisième mandat, défiant tous les principes démocratiques. Les mêmes universitaires, juristes et analystes politiques qui auraient dû défendre l'État de droit sont devenus les promoteurs zélés d'une dérive autoritaire.

Plus récemment, le mouvement « Doumbouya Kawa » perpétue cette tradition. Après le coup d'État militaire, des intellectuels se sont rapidement mobilisés pour légitimer la nouvelle gouvernance, transformant une rupture institutionnelle en un récit de renouveau national.

Cette facilité de ralliement révèle une dynamique profonde de compromission. Les intellectuels guinéens sont motivés par des intérêts personnels immédiats : obtenir des postes administratifs, bénéficier de financements, gagner en reconnaissance sociale. Ils sacrifient ainsi leur fonction critique originelle sur l'autel de l'opportunisme.

Le phénomène de "transhumance politique" est devenu un mécanisme systémique. Les mêmes intellectuels qui hier critiquaient un régime seront demain ses plus fervents défenseurs, dès lors qu'une opportunité personnelle se présente. Cette mobilité opportuniste discrédite totalement leur fonction sociale et intellectuelle.

Les conséquences de cette attitude sont dramatiques et systémiques. Non seulement ces pratiques affaiblissent les institutions démocratiques, mais elles légitiment des régimes autoritaires, érodent la crédibilité intellectuelle et perpétuent des cycles infernaux de pouvoir autocratique.

Cette trahison de la fonction intellectuelle est d'autant plus grave que ces élites disposent des outils analytiques pour comprendre les mécanismes de domination. Ils choisissent délibérément de les utiliser pour consolider le pouvoir plutôt que pour le critiquer.

La responsabilité historique de ces intellectuels est immense. En trahissant leur mission critique, ils deviennent des complices actifs de l'autoritarisme, contribuant à maintenir des systèmes qui oppriment la population guinéenne.

La sortie de cette spirale nécessiterait une autocritique radicale. Les intellectuels doivent retrouver leur fonction originelle : être des contre-pouvoirs véritables, des analystes critiques, des gardiens de l'éthique démocratique.

La Guinée a désespérément besoin d'intellectuels qui construisent des ponts, pas des murailles. Des penseurs qui challengent systématiquement le pouvoir, qui incarnent l'intégrité intellectuelle, et qui placent l'intérêt national au-dessus des intérêts personnels.

La transformation politique du pays passe par la reconstruction d'une intelligentsia véritablement indépendante, courageuse et profondément engagée dans la promotion des valeurs démocratiques. Cela implique de renoncer aux bénéfices immédiats du pouvoir pour embrasser une vision à long terme du développement national.

Cette mutation nécessite un sursaut éthique collectif. Les intellectuels guinéens doivent réapprendre à être des miroirs critiques de la société, capables de dénoncer les dérives quel que soit le régime en place, sans céder aux sirènes de la compromission.

L'avenir démocratique de la Guinée dépend de cette capacité à restaurer l'intégrité intellectuelle. Un intellectuel qui se vend est un intellectuel mort. Seule une pensée libre, courageuse et intransigeante peut contribuer à l'émergence d'un véritable État de droit.